Gazette

Nostalgie

C’était un temps qui ne connaissait pas les réseaux sociaux, un beau soir de l’été naissant de 1994. Conviés à notre table pour un dîner à quatre dont j’ai oublié le menu, deux amis vignerons languedociens, plutôt gourmets et curieux du vin d’ici et d’ailleurs. Un blanc, un rouge, un deuxième rouge servi en carafe et sans commentaires ( c’était un temps qui ne connaissait pas la modération ).
  • « Wooh dis-donc, qu’est-ce que c’est bon, c’est pas d’ici, ça vient d’où ? »
  • « Ca vient d’Aniane, un jeune dont on parle déjà beaucoup. 1992, son premier millésime, qui vient de sortir »
  • « On en boirait bien une deuxième… »
  • « Pas possible, on en a reçu 36 et je n’ai pu en acheter qu’une, c’est déjà rare. Ca se vend 75 francs »
  • « Ah ouais, quand-même ! Mais qu’est-ce que c’est bon, on en aurait bien bu une autre »
Vous avez sûrement tout lu sur « le génie d’Aniane », « le Mozart du vin », « l’artiste », « le surdoué du Languedoc ». Et entendu la légende de l’être secret et austère, un peu « reboussier », qui aurait pris « la grosse tête ». Vous avez peut-être même essuyé une fin de non recevoir à la porte du domaine. Tout a été dit et écrit sur le mythe Grange des Pères.
Et pourtant, il se trouvera encore beaucoup de sachants pour dire, écrire, supputer, colporter. Et la loi du marché va s’imposer, la cote des bouteilles enfler, les profiteurs profiter. Mais qui pourra écrire sur l’homme ? Qui le connaissait suffisamment pour décrypter son être profond et sa fragilité ? Réputation planétaire, présence sur les plus grandes tables, enchères, spéculation, envolée des prix : la lumière !
Or le vin, ça n’est pas de l’art ; c’est un produit agricole destiné à être consommé en partage. Laurent était un artisan-paysan : « Je fais un vin de table pour la table » disait-il sobrement sans une once de fausse modestie. Formé à l’école de maîtres prestigieux et exigeants qui sont avant tout des terriens, il se concentrait sur les mille détails qui, de la taille de la vigne à la mise en cartons des bouteilles, font l’identité d’un vin. Et ce travail de précision, il faut le mener à bien, dans les particularités de chaque millésime et mille fois sur le métier…
Il y a le vin, il y a la vie, ses merveilles, ses cruautés, un assemblage de joies et de peines qui ne produit pas toujours du bonheur : l’ombre !
Célébrité et réussite ne guérissent pas forcément les blessures de l’âme et la fragilité ; il aurait fallu un égo surdimensionné qu’il ne possédait pas.
Je n’ai jamais regoûté de 92. Seul reste le souvenir d’une simple soirée sans apprêt et sans fard dans l’ été naissant,  où le vin était à sa juste place.

Retour